lundi 4 mai 2015

Act 1 - New York

Chapitre 1  -  Chapitre 2  -  Chapitre 3  -  Suite

- Mais c'est un truc de vieux ça ! 

S’écrie la femme visiblement très contrariée par le diagnostic. Elle sort un I-phone de son sac à main et commence à tapoter sur les touches. Le docteur Jackson attend. Le Smartphone sonne, sa propriétaire s’éloigne dans un coin de la pièce et entame une conversation animée. C'est une femme élégante, des yeux noirs, vifs, scrutateurs ; les cheveux mi-longs, châtains, attachés par une queue de cheval. Elle porte un tailleur strict avec une broche en or orné d'un saphir comme ses boucles d'oreille, elle a cinquante trois ans comme chacun sait, même vue de près, elle en fait dix de moins. Et puis elle dégage quelque chose…
L'ophtalmologiste a la nette impression d’être passé au second plan des préoccupations de sa patiente. Ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe ordinairement.
Mike Jackson s’assoit sur une chaise de la table ovale, ouvre son vieux cartable d’étudiant, qu’il a dû prendre précipitamment tout à l’heure et en extrait son bloc d’ordonnances. Il relève la couverture et contemple la première page, c’est du beau papier fuchsia agrémenté d’un liseré indigo ; la classe ! Il enlève le capuchon de son stylo Mont-blanc et cherche quelque chose à écrire. Cela me donnera une contenance, pense-t-il.
-    Je suis à vous dans une minute, lui dit la femme qui se rapproche en écrivant un message sur son téléphone.
Ça ne va pas du tout ça ! se dit le praticien. En principe c’est le docteur qui fait attendre ses patients. Il aime bien en jouer d’ailleurs. Souvent, il interrompt ses consultations juste avant d’annoncer son verdict, consulte les relevés d’analyse, pianote sur son clavier d’ordinateur, prend son temps facturé au moins 485 dollars l’heure… histoire de faire monter la pression, de montrer qu’il est un homme très exigeant, très consciencieux ; de faire croire qu’il a besoin de mobiliser tout son savoir pour justifier ses honoraires quasiment indécents.
Il se gratouille le lobe de l’oreille avec le capuchon de son stylo ; il faut que je trouve quelque chose à écrire, se dit-il. Mais quoi ? Ses pensées vagabondent, il pense à Krystal, la jolie assistante avec qui il effectuait la position de la brouette juste avant que son cabinet soit littéralement pris d'assaut par une impressionnante équipe du FBI.
-          Et ça s’attrape comment docteur ?
-          La fatigue, le stress… si je peux me permettre de m’exprimer ainsi. Savez-vous si vous avez des antécédents familiaux ? Si je peux me permettre de m’exprimer ainsi.
-          Excusez-moi. 
L’I-phone vient de vibrer discrètement, à nouveau la patiente s’éloigne.

Mine de rien je suis sacrément impressionné, se dit Mike Jackson, j’ai pourtant l’habitude de rencontrer du beau monde, puisque je suis l’un des plus réputés et certainement le plus cher : Lisa Minelli, Brad Pitt, Harban Koben, Stevie Wonder (enfin pour lui, ça n’a servi à rien !)… Ce n’est pas toujours facile de prendre l’ascendant naturel du thérapeute sur le patient quand on a en face de soi des personnalités célèbres, n’empêche que là, ça dépasse tout !
Il se met à écrire, mobilisant ses pensées pour relater consciencieusement la scène entamée avec Krystal : Dans cette position Krystal s'est agenouillée en croisant les bras devant elle pour y appuyer la tête... Le stylo trace rapidement de fins caractères sur la feuille ; puis elle s’est cambrée et a soulevé ses jolies fesses. Debout derrière, j’ai attrapé …
-          Hum, hum… je suis à vous.
L’ophtalmo, par pur esprit de bravade, continue sa phrase : ses chevilles et j’ai soulevé les jambes pliées de ma partenaire jusqu'à ce que son corps se retrouve presque perpendiculaire au sol. Il revisse le capuchon de son stylo, inspire profondément et regarde sa patiente droit dans les yeux :
-          Oui ?
-          Jamais vu personne dans ma famille porter des lunettes, même ceux qui ont vécu très vieux : bon pied, bon œil ! c’est la devise chez moi au Nebraska.
-          Je vous croyais originaire d'Hawaï.
-          Non, vous avez sauté certains passages de ma biographie, j'ai simplement grandi là-bas. Peu importe, je vous rappelle que je suis en consultation pour mes yeux.
-          Heu, oui, je vous prie de m'excuser. Cela signifie que ce sont des causes qui vous sont propres. L’œil indique parfaitement l’état de santé général, tant sur le plan physique que sur le plan psychologique. Je diagnostiquerais que vous avez vécu un trop-plein d’émotions et de tensions, si je peux me permettre de m’exprimer ainsi.
-          Mouais, c'est vrai que depuis la dernière élection, le Congrès me mine… et vous êtes sûr de votre diagnostic ? 
-          Cert…
Et le téléphone sonne à nouveau. Et la femme retourne dans le fond de la pièce. Ben oui, j’suis sûr ! se dit Mike Jackson. Aucun doute.

A son arrivée ici, on a fait prendre au docteur un ascenseur qui l’a descendu dans un sous-sol digne d’un film de science-fiction. Cet espace contrastait beaucoup avec la partie aérienne de la bâtisse de style géorgien. Il a été guidé à travers de nombreux couloirs jusqu’à ce qu’on le fasse pénétrer dans un labo d’ophtalmologie doté d’un équipement dernier cri. Il lui a fallu attendre une bonne demi-heure avant que la patiente arrive. Il a tué le temps en essayant le tout nouveau frontofocomètre CCQ 26 000, la Rolls-Royce des frontofocomètres ! Il aurait bien voulu avoir le même dans son cabinet. Trop cher et superflu. Tel fut le verdict de son comptable.
Sarah Donaldson est arrivée arborant son habituel sourire chaleureux, elle est devenue plus grave en décrivant les symptômes dont elle souffre. A un moment elle a fini par abandonner la carapace de la personnalité politique de tout premier plan qu'elle est. Madame Donaldson est devenue une femme vulnérable, inquiète. Jackson aime bien ce moment de la consultation, il guette le voile de doute qui trouble le regard ; généralement il en profite pour faire semblant d'analyser finement les relevés des tests, il souligne au stylo rouge telle ou telle donnée, il arbore une expression songeuse légèrement teintée de gravité. Il fait très bien cela.
Mais ce matin il s'est abstenu de jouer ce rôle. Il se sent un peu déstabilisé. Après la batterie de tests que le docteur a dû réaliser lui-même - ce qu’il ne fait jamais - on l’a conduit dans cette salle où il a fallu à nouveau attendre pendant presqu’une heure. Quelle matinée ! soupire-il avant de se remettre à la rédaction de son texte.

-           Bon, on ne va pas s’en sortir de cette histoire, je coupe le portable. Je vous accorde un quart d’heure. Soyons concis. Comment va évoluer ma vision ?
-          La cataracte va peu à peu opacifier votre cristallin, vous allez être de plus sensible à la lumière et voir de moins en moins bien. Si je peux me perm…
-          Les traitements ?
-          La chirurgie : opération bénigne, on enlève le cristallin et on en greffe un artificiel à la place. Vous retrouvez votre vue sauf pour la vision de près car il y a un manque d'accommodation. Il faut donc porter des lunettes pour remédier à la presbytie.
-          Des lunettes ? Pas question ! Une alternative ?
-          Greffe cornée-cristallin. Un peu plus lourd : une semaine pour retrouver une vision correcte, il faut trouver un donneur… Si je peux me permettre de m’exprimer ainsi.
-          C’est bien le diable si… On trouvera ! attendez, je passe un coup de fil. 

Et rebelote, se dit intérieurement l’ophtalmo. Si ça se trouve je ne vais même par être payé pour cette histoire. Enfin quand même, regarder la Présidente dans le fond de l’œil, ça n’a pas de prix. Et puis ça m'a émoustillé tout à l'heure de la voir perdre de sa superbe, ça serait intéressant, la brouette, avec elle… Allons, allons. Je me demande si je ne suis pas un peu vicieux sur les bords, il faudra que j'en parle à mon psy… sauf que si je lui dis que je fantasme sur la Présidente des Etats Unis, il va vouloir augmenter ses tarifs… 224 €uros pour à peine une demi-heure c'est déjà bien trop cher…
La conversation téléphonique dure encore plus longtemps que les précédentes. Il reprend son stylo. Il a le temps de bien avancer son texte. Il décolle la première feuille du bloc et commence à rédiger la seconde ; cela commence à être à la fois consistant et croustillant.

-          C’est OK pour mardi prochain. Venez, je vous raccompagne. 
Cela claque comme un ordre. Le docteur Mike Jackson n’a que le temps de se lever précipitamment, de rassembler rapidement son matériel, de prendre son cartable sans même le refermer qu’il se retrouve sur le perron de la Maison Blanche. La Présidente lui serre vigoureusement la main.
-          Et vous allez pouvoir vous libérer de vos charges pendant toute une semaine, madame Donaldson ? Si je peux me permettre de m’exprimer ainsi.
-          J’ai fait le nécessaire, il y a juste la visite du président de la Commission européenne que je ne peux pas annuler. Je le recevrai à Camp David, vous m’opérerez là-bas, il y a tout ce qu'il faut pour cela. A très bientôt monsieur Jackson.

Après avoir longuement serré la main de la Présidente, l’ophtalmo se dirige vers le gros 4X4 du FBI, s’assoit à l’arrière et se retourne pour jeter un œil sur le perron. Consterné il voit la présidente des Etats Unis d’Amérique qui est en train de lire une feuille de papier fuchsia. Grand moment de solitude… Mike Jackson envie soudain le sort des prisonniers des goulags qui travaillent dans des mines de sel en Sibérie. Sarah Donaldson relève la tête et se précipite vers la voiture, elle frappe à la vitre de l’ophtalmo, le conducteur la fait descendre : c’est quoi le job de Krystal ?
-          Elle étudie la chirurgie des yeux, bredouille Jackson, elle vient juste de soutenir sa thèse.
-          Elle vous assistera pour l’opération, si je peux me permettre de m’exprimer ainsi ! Conclut la Présidente avec un grand sourire. 

     La suite...

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